24 déc. 2012

mademoiselle

Immergé à 80% dans l’eau bouillante d’un bain qui tiédit, je vaguais dans mes problématiques de guerre (Que mange-t-il, que mange-t-on ?) quand Sylvie me tendit le fascicule Cuisine de guerre écrit en 1917 par un suisse qui envisage la récession et le manque par capillarité géographique : c’est le conflit chez d’autres qui perturbe l’économie des ménagères locales qu’il faut renseigner sur les moyens de survivre à ce voisinage embêtant. J’ai pensé à l’édition 1972 du manuel culino-domestique Joy of Cooking (1931) qu’Elliot m’avait offerte et qui se situe à l’exact opposé d’une poupée, car quand la poupée, comme le remarque Emmanuelle dans son deuxième livre, n’a jamais de mode d’emploi (et franchement allez vous dépêtrer seule d’un truc pareil quand vous êtes une gamine et que toute la famille vous sourit ravie du cadeau pourri), les bibles ménagères ne sont que mode d’emploi et toujours une solitude. D’habitude les manuels se partagent entre collègues, à l'école ou à l'atelier mais celui de cuisine se lit seul, je veux dire seule, dans la cuisine, avec la nécessité de réussir, de comprendre ce dont il s’agit, cette injonction à être gentille, d’en déchiffrer la moelle, d’en déduire une esthétique, de faire sienne ce qui y est proclamé et de s'inscrire dans le palmarès dit/non-dit des bonnes cuisinières, d'en être digne, mais on est seule. Le partage de ce machin se fait en dehors de la pratique, quasi par hasard, au gré non pas des rencontres mais des visites : dans le camp de concentration pavillonnaire si on a des visites, on fait peu de rencontres. En exergue du livre, une citation de Faust de Goethe : Ce que ton père t'a légué, réapprends-le pour le posséder. Ah, terreur de chaque jour! Ô fardeau de la reléguée! Et j’imaginais un Stephen King dans lequel une ménagère flippe autour de son livre de recettes.
Je suis sorti de l’eau froide. Je venais de lire «les ranger dans un chaudron en les entremêlant de foin» et l’image de quelque chose cuit dans du foin persistait au quart nord-est de mon cerveau entre scorpion et sagittaire, serré à l’étouffé sous les brins comme sous une croûte de sel, comme dans un nid, les chairs pleines des sucs maintenus composés sur l’étagère de l’attente, ronds d’eux-mêmes, attentifs à leur pairs, l’oignon confit frais, l’ail en purée dans sa coque, des patates pourquoi pas, l’ensemble cuit dans la suspension comme caressé par l’alizé, y’a plus qu’à servir. Pour le foin s’en est pas tout un. Il y a des herbes hautes sur les coteaux du tramway, les pentes des rampes des ponts, les squares où les enfants nous oublient, les périphéries où même les voitures semblent se déplacer parmi les bromes, les sesléries et les chiendents. J’ai pris ma serpe et mis à sécher par bouquet dans le couloir.
Une semaine plus tard j’ai opté pour des cailles qu’avant de recoudre j’ai farcies d’un peu de chèvre frais ciboulette persil et deux gouttes d’armagnac, sel poivre puis en cocotte sur lit de graminées, deux oignons blancs et dents d’ail pas épluchés, un brin de romarin et à nouveau assez d’herbes pour que tout soit calé par le couvercle qui fut luté, 30 mn, thermostat 8. Tout est dit plus haut sinon l’armagnac migré à mi-course dans chaque bête gonflée de jus et la carotte, le fenouil, vapeur en 5 mn, dressés sous un filet de citron vert. Le lendemain, idem, je fis des rougets-barbets.
Tout peut y passer sous ce regain, mais j’attends le rôti de veau arrangé de tomates fraîches et d’oignons nouveaux, de feuilles de menthe et de persil plat. La sauce se fait quand à la garniture débarrassée des brins on ajoute à feu doux une cuillère de beurre, le jus de la viande issu de la coupe, un demi-verre de blanc sec et au service avec du boulgour sauté aux brocolis (vous y arriverez tout seul) on jette de l’estragon haché. Malheureusement cette façon-là ne me permettra pas d’y mettre à cuire clandestinement un rognon de veau comme quand dans les bonnes maisons on profitait du mijotage des patrons pour améliorer l’ordinaire du personnel et je ne pourrais pas dire au valet dont je suis amoureux «tiens, c’est un rognon qui a cuit avec le rôti d’veau.» Une autre fois sans doute.
Au marché, les couteaux étaient si chou en paquet ardoise veiné d’orange que dans la casserole sur le fondu d’un oignon, ail, persil plat, brins de thym, baie de genièvre, l’émincé dans la longueur d’un fin demi-blanc de poireau, couvercle feu doux quelques minutes pour les manger tiède en salade dont j’ai noyé modérément la vinaigrette de cidre avec le jus de cuisson, accommodée du persil entier et de tranches d’une betterave jaune vapeur 3 mn. La rhubarbe je l’ai repérée entre Vitry et Choisy au bord des voies du RER, récolté à profusion pour la confiture augmentée de fenouil, de gingembre, ou 1kg en doigt dans un plat à gratin avec trois blancs d’œufs battus et du sucre casson, 30 mn à 200°C. Puis j’ai mis mon cœur en sous-loc, quitté de moins en moins la campagne, fini par m’y fixer : le miroir au bord du chemin.

<pas de visuel>

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